123 SOLEIL 2015

Un parcours planté projet artistique d’Elisabeth Ballet et Véronique Joumard autour de l’œuvre monumentale de Jean Tinguely dans les bois de Milly-la-Forêt. Jacinthes des bois

Notre projet au Cyclop est né de notre désir commun de partager librement des idées. La réalisation de l'immense tête du Cyclop est une aventure collective politique et amicale d’un groupe d’artistes emmené par Jean Tinguely, l’invention est dans tous les détails ; pour la poursuivre nous ne pouvions faire moins que de répondre à deux à l’invitation de François Feuillade. Nous avions l’occasion unique de nous réunir pour un projet commun au milieu de la forêt de Milly.

La face de la tête couverte de miroirs a besoin d’être restaurée, nous avons été conviées à travailler devant, sur, ou dans le voisinage, de la face du Cyclop qui sera prochainement masquée d’un échafaudage bâché sans que le site ne ferme ses portes.

123 Soleil

Invitée par François Taillade à concevoir un projet pour Le Cyclop, Véronique Joumard s’est associée à l’artiste Elisabeth Ballet, renouant ainsi avec le mode de construction du Cyclop instauré par Jean Tinguely. Cette sculpture gigantesque, exceptionnelle par sa taille démesurée, résulte d’une aventure collective tissée de liens d’amitiés. Sa réalisation a en effet impliqué durant des années – de 1969 à 1994 - une trentaine d’artistes qui ont participé à son édification et crée une œuvre spécifique pour elle.

La pratique de Véronique Joumardse fonde sur une approche renouvelée de la peinture, la photographie et la sculpture qui puise ses racines dans l’art minimal et conceptuel. La lumière qu’elle utilise pour son pouvoir énergétique est le fil conducteur de son travail. S’attachant à montrer la source lumineuse qui conditionne la possibilité de la vision, elle a recours à des projecteurs, ampoules électriques, prolongateurs, multiprises et des câbles électriques comme dans la série des Tableaux-Lumières amorcée en 1990. L’invention de dispositifs qui perturbent la vision est une autre caractéristiquede son travail. Vis-à-vis (1995), sculpture conçue pour le métro-bus de Rouen, est constituée de deux mâts se faisant face de part et d’autre de la chaussée. Chacun porte sept miroirs circulaires dont les diverses orientations contrecarrent la fonction des miroirs installés dans l’espace public et visant la sécurité du passant. D’autres miroirs (2003) recouverts d’un film plastique interdisent la vision frontale renvoyant une image brouillée mais l’autorise sur les côtés. Elle fait usage également de miroirs déformants et de lentilles de Fresnel.

Elisabeth Ballet interroge les notions d’espace, du déplacement, de la circulation. Sa sculpture met en jeu l’articulation entre espace public et espace privé, dedans et dehors,comme en témoigne son œuvre Trait pour trait (1991-1993). Installée dans la forêt du Domaine de Kerguéhennec, au milieu d’une clairière, cette cage à ciel ouvert de grandes dimensions et à la structure ajourée en acier inoxydable se fond dans le paysage, dans une parfaite connivence avec la nature, l’herbe au sol faisant le lien entre l’intérieur et à l’extérieur. La clôture, la limite sont des éléments formels récurrents dans son travail dont Michel Gauthier a livré une subtile analyse: « (…) la sculpture occupe moins un espace qu’elle interdit l’accès à une portion de l’espace, portion qui demeure vide. La sculpture se voit ainsi conférer un rôle qui n'est pas d'ordinaire le sien, puisqu'il s'agit moins pour elle de consister en un corps tentant d'exister pour lui-même que de dessiner une ligne de démarcation autour d'une parcelle d'espace. » (Note 1) Corridor (1994), Contrôle 3 (1996-2002), Boléro (1999), Bande à part (2000-2002), Leica (2004) en offrent plusieurs manifestations remarquables. La couleur est une autre constante dans les sculptures d’Elisabeth Ballet. Ainsi Flying Colors (2010) est composée de tubes d’aluminium jaune et rouge traçant des lignes parallèles tandis que Smoking & Brillantine (2011) est constituée de lignes sinueuses en acier de quatorze couleurs.

Véronique Joumard et Elisabeth Ballet n’avaient pas encore eu l’occasion de collaborer à un projet commun. Elles ont très vite écarté l’idée d’une pièce nouvelle installée à proximité du Cyclop, se refusant à une confrontation périlleuse. Dans le respect et la fine compréhension de cette œuvre, elles ont préféré contribuer à sa mise en valeur et renoncer à un geste artistique spectaculaire au profit d’une présence discrète et sensible que le visiteur serait amené à découvrir au cours de sa visite. Leur intervention a consisté à fleurir les abords du Cyclop par la création de plates-bandes de fleurs. Elle s’est développée dans la durée, excédant le temps habituellement imparti aux expositions des artistes invités, transgressant la règle en vigueur depuis l’inauguration du Cyclop en 1994, date de son achèvement, à partir de laquelle aucune œuvre supplémentaire ne pourrait venir l’enrichir.

A la demande d’Elisabeth Ballet et de Véronique Joumard un diagnostic du terrain et un inventaire des plantes existantes ont été dressés par le Parc naturel régional du Gâtinais, dont les préconisations ont été prises en compte, tout comme l’a été l’entretien qu’exigerait les plantes retenues. Elles ont choisi pour leur couleur et leur qualité olfactive la jacinthe des bois, l’ail des ours et la digitale, trois plantes robustes et vivaces, adaptées à la mi-ombre, pour une floraison courant de mars à septembre. La jacinthe, la première à fleurir dès le mois de mars annoncerait le printemps. Ses grappes de graciles clochettes bleues lavande éclairent les sous-bois. Très décorative la jacinthe est aussi appréciée pour son parfum délicieux. L’ail des ours prendrait le relai, d’avril à juin. Cette plante à bulbe comme la jacinthe, est une herbe sauvage à fleur blanche qui exhale une odeur forte. De juin à septembre la digitale s’épanouirait à son tour en longs épis de corolles de fleurs pourpres se dressant au sommet d’une haute tige haute tournée vers la lumière.

La plantation de plus de 100 000 plants a été effectuée du printemps à l’automne 2015 par les élèves de La Maison familiale de l’œuvre de l’Essonne Verte. Au préalable ils ontdéfriché le terrain et procédé à l’élagage des arbres afin de faciliter le passage de la lumière. Véronique Joumard et Elisabeth Ballet ont pensé l’implantation à la manière d’une palette de couleurs, de sorte que la couleur s’affirme à mesure que le visiteur s’approche du Cyclop : l’ail des ours en bordure à droite du chemin menant de l’entrée du site à la clôture entourant Le Cyclop ; à l’est de celui-ci, un tapis de jacinthes de part et d’autre de la clôture faisant fi de la frontière constituée par celle-ci,à l’ouest, des digitales pourpres au sein des fougères existantes.

Le vernissage, au mois de mars il y a deux ans, marquait le début des plantations. Il faisait gris ce soir-là, il avait plu. Je me souviens de l’apparition soudaine et inquiétante du Cyclop au cœur de la forêt. Véronique Joumard et Elisabeth Ballet avaient présenté leur projet et les plants qui allaient être mis en terre dans les semaines et mois à venir. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les plantes ont elles tenu leurs promesses ? Je suis retournée rendre visite au Cyclop par une belle journée de printemps. Dans la lumière radieuse de l’après-midi égayé du chant des oiseaux le monstre a surgi toujours aussi imposant mais cette fois moins effrayant, comme apprivoisé. La floraison des jacinthes était hélas terminée, nous étions à la fin du mois de mai, elles s’étaient bien développées d’une année à l’autre. En revanche, l’ail des ours avait eu plus de mal à s’acclimater en raison peut - être d’une plantation un peu tardive dans la saison. Les digitales n’avaient pas non plus prospéré, sans doute la lumière était-elle insuffisante. En revanche, les fougères étaient devenues luxuriantes et de nouvelles plantes à fleurs jaunes ou rosesavaient poussé, conséquence du débroussaillage et de l’entretien des abords du Cyclop, consistant pour l’essentiel à l’arrachement des ronces à l’automne. Les zones plantées étaient délimitées par un cordon passé dans de fins piquets en métal afin de les protéger des nombreux visiteurs.

La tentative d’organisation de la nature menée avec délicatesse par Véronique Joumard et Elisabeth Ballet aux abords du Cyclop, en l’amorce d’une rencontre de l’homme et de la nature, n’a en rien dénaturé la sauvagerie du lieu. En choisissant de renoncer à la réalisation d’une œuvre et d’accorder la préséance au vivant elles sont devenues jardiniers à l’écoute des recommandations du paysagiste Gilles Clément « Faire le plus possible avec, le moins possible contre. Ainsi l’artiste du jardin à venir devra-t-il accepter la formidable collaboration de la nature comme cosignataire de son œuvre. Il ne saurait être l’auteur du tout, mais seulement d’un fragment de l’espace et, pour faire durer son œuvre, il doit s’accommoder du temps en infléchissant les directions prises par la nature sans pour autant les contredire. »

Juliette Laffon

7 juin 2017

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